Pour un certain nombre d'observateurs du pharma, le modèle des polders semble bel et bien revenir à la mode ces derniers temps.
La semaine passée encore, l'un des périodiques de référence du nord du pays titrait qu'à écouter l'un de nos pontes de la Banque nationale, on pourrait éviter pas mal de gaspillages en matière de médicaments, à condition de s'inspirer de la manière de travailler du pharmacien hollandais. Celui-ci délivrerait les médicaments de manière économe, pilule par pilule. Et c'est cela qui devrait permettre de faire pas mal d'économies, par opposition avec la Belgique prodigue, où le pharmacien continuerait à délivrer inutilement des boîtes entières. On ne sait pas vraiment d'où la Banque nationale tire ces informations, et encore moins de quand elles datent. Le Ministère de la Santé, du Bien-être et des Sports hollandais a d'ailleurs depuis des années défini plusieurs directives concernant la taille des conditionnements dans lesquels les médicaments peuvent être proposés ; et celles-ci recommandent en général des tailles de conditionnement permettant de couvrir au minimum un demi mois à trois mois de traitement. Pas tout à fait comme en Belgique, mais tout de même comparable donc.
Et puis il y a encore la politique 'préférentielle', disons la version batave du modèle kiwi. Dont le nom fait référence à cet oiseau coureur étrange, d'ailleurs menacé de disparition. Mais qui reste provisoirement encore bien ancré dans l'assurance maladie hollandaise, où il fait rage. Beaucoup de Belges vivent entretemps du coup avec la conviction selon laquelle le patient hollandais reçoit ses médicaments quasi gratuitement. Mais à regarder de plus près, cette histoire de 'gratuité' tient-elle la route ?
Pour le patient hollandais moyen, certainement pas. Cela est en réalité lié au fait que les assurances maladies hollandaise et belge sont conçues de manière totalement différente. Prenons comme exemple un médicament bien connu, l’antiacide oméprazole 20 mg, pour un traitement de trois mois (le plus souvent 90 à 100 comprimés). Le patient hollandais – affilié auprès d’un assureur privé – reçoit en effet ce médicament gratuitement chez le pharmacien. Mais l’addition n’est pas réglée pour autant. Car ensuite, ce même patient hollandais recevra une facture de la part de son assureur privé, qui lui comptera environ 7 euros pour la délivrance de ce médicament. Comme il est assuré à titre privé, chaque patient hollandais de plus de 18 ans assume en effet une franchise (‘eigen risico’), jusqu’ à concurrence de 385 euros par an (voir https://www.medicijnkosten.nl/). A titre de comparaison : pour acquérir le même médicament, le patient belge déposera en moyenne un ticket modérateur allant de 6,6 à 8,2 euros sur le comptoir du pharmacien. Cela est donc tout à fait comparable avec ce que son homologue hollandais devra finalement débourser.
Ce qui par contre est bien vrai, est que le modèle kiwi a le potentiel d’écraser rapidement les revenus des producteurs. Les entreprises qui doivent opérer sur de tels marchés sont en effet confrontées au ‘dilemme du prisonnier’ : si elles ne participent pas à la compétition, elles s’excluent elles-mêmes du marché pour une longue période. Si elles participent par contre, elles sont forcées d’entrer dans une course impitoyable vers le bas et d’être prêtes à pratiquer un prix qui se trouve dans les parages du coût marginal de production. Il n’existe pas de voie médiane dans ce système.
Les prix pratiqués aux Pays-Bas sont en effet parmi les plus bas dans le monde. Mais cela n’est pas sans conséquences. La politique préférentielle (‘preferentiebeleid’) néerlandaise réduit à ce point les marges qu’elle coupe immanquablement tout oxygène aux chaînes d’approvisionnement pour les produits concernés, avec à la clé des massives ruptures de stocks.
Selon une analyse datant de 2014 effectuée par les pharmaciens néerlandais, quelque 800.000 médicaments ne pouvaient tout simplement pas être délivrés à temps aux patients. Des chiffres plus récents confirment ces difficultés : l’association néerlandaise des pharmaciens a constaté en 2016 que plus de 700 médicaments étaient en rupture de stock pendant quatre mois ou plus. Du reste, il y a à peine un mois, le Secrétaire d’Etat hollandais à la Santé faisant fonction se demandait si la politique préférentielle hollandaise avait vécu et si le prix des médicaments génériques n’est tout simplement pas trop bas (voir e.a. dans le FD, 11 mai 2017).
Il ne faut en effet pas être docteur en économie pour comprendre qu’il est plus que problématique pour un producteur de médicaments génériques de recevoir moins d’argent pour une boîte de médicaments que pour une tasse de café ! Car, même si les coûts de la R&D sont amortis, un fabricant générique doit tout de même prendre des risques et faire des investissements importants, notamment pour satisfaire à la législation pharmaceutique qui devient toujours plus complexe. Aujourd’hui, pas mal d’insiders se demandent où le secteur générique trouvera encore dans certains cas la marge financière nécessaire tout en devant satisfaire aux nombreuses nouvelles (et parfois absurdes) obligations légales.
Les conversations tenues avec des CEOs européens du secteur des médicaments génériques livrent les mêmes conclusions : Si l’approche kiwi telle que prônée par le PVDA-PTB devait devenir un modèle paneuropéen, on ne trouverait très vraisemblablement plus personne qui serait encore disposé à investir à long terme dans les médicaments génériques. A part quelques négociants one-shot, tout aussi vite prêts à disparaître qu’ils ne sont apparus.
Et cela nous conduit à l’une des principales pierres d’achoppement du modèle kiwi. Le marché des médicaments a besoin d’une compétition solide, avec un nombre suffisant d’acteurs forts qui sont prêts à affronter la concurrence avec les entreprises de médicaments de marque, aussi bien à court qu’à long terme. Cela est intimement lié au business model pharmaceutique. Ainsi, beaucoup d’observateurs sont convaincus de l’arrivée, dans les années à venir, d’un nombre important de nouveaux médicaments prometteurs. Les entreprises de médicaments de marques développant ces produits peuvent faire ces investissements uniquement si elles ont la perspective de pouvoir les valoriser pendant la période de protection par brevet. Ce qui leur permet d’ailleurs souvent de construire une base financière solide. Et ce sont précisément ces moyens financiers et autres qui peuvent aussi être consacrés à empêcher le développement de la concurrence lorsque la fin du brevet s’approche (voir aussi http://ec.europa.eu/competition/sectors/pharmaceuticals/inquiry/). Pour y faire face, et donc assurer une véritable compétition sur le marché, on a besoin de sociétés (de médicaments génériques et de médicaments biosimilaires) ayant les reins solides, capables de développer une vision à court et à long terme et disposant du know-how et des moyens nécessaires.
S’il est vrai que le modèle kiwi crée des opportunités pour des sociétés éphémères (agissant comme des traders), ceux-ci ne seront jamais les vecteurs d’une concurrence saine et solide à long terme, opérant de manière durable, dans le contexte d’une assurance maladie de haute qualité.
Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que dans un rapport très récent L’OCDE exprime elle aussi ses inquiétudes pour les effets à long terme des fameux ‘mécanismes d’adjudication’ dans les soins de santé (http://www.keepeek.com/Digital-Asset-Management/oecd/social-issues-migration-health/tacklingwasteful-spending-on-health_9789264266414-en#.WTpv2GiGOUk).
Cela n’enlève rien au fait qu’actuellement des différences de prix importantes existent pour certains médicaments entre la Belgique et les Pays-Bas. Il est donc aussi très tentant de se concentrer là-dessus. D’autant plus lorsque, comme le PVDA-PTB, on a pour but de garder des soins de santé accessibles pour tous, un objectif que l’on ne peut qu’acclamer. Mais se concentrer sur un objectif ne peut avoir pour corollaire de se mettre des œillères : car toute chose doit être replacée dans son contexte large.
L’organisation des soins de santé est une donnée complexe, où de très nombreux éléments interviennent. Ainsi, par exemple, les entreprises pharmaceutiques belges, dont les acteurs génériques, paient ensemble chaque année quelque 300 millions d’euros de contributions spécifiques qui alimentent directement le budget de l’INAMI. Aux Pays-Bas, de telles contributions n’existent pas. Si l’on décidait de transposer l’approche néerlandaise en Belgique sur tous les points, alors ces 300 millions d’euros disparaîtraient purement et simplement. La pression pour économiser dans les autres secteurs des soins de santé ne ferait alors dans cette hypothèse qu’augmenter. Et comme c’est le cas dans la plupart des secteurs, les entreprises génériques gagnent aussi davantage sur un produit que sur l’autre. Les bénéfices réalisés sur un produit doivent permettre d’apporter de l’oxygène pour mettre de nouveaux produits sur le marché. Et ce dernier aspect n’est depuis longtemps pas toujours une success story, loin s’en faut. Bien au contraire, il est parfois question de pertes des années durant : ainsi, 10 ans après l’introduction sur le marché belge des premiers concurrents post-brevets aux médicaments biologiques très chers – à savoir les biosimilaires –, le taux très faible d’utilisation de ces biosimilaires reste alarmant.
La récente attention réanimée pour le modèle kiwi a le mérite de permettre de préciser à nouveau le débat. La Ministre De Block a toutefois opté pour une approche concertée et planifiée, et elle a pour cela conclu en 2015 un pacte avec les organisations professionnelles représentatives. L’un des bénéfices de ce pacte est qu’il crée un cadre large, dans lequel de nombreuses facettes de la politique pharmaceutique sont abordées de manière cohérente. Nous devons donc poursuivre sur cette voie. Notamment pour offrir ainsi finalement aussi en Belgique une perspective réaliste aux entreprises qui mettent des médicaments biosimilaires sur le marché.
Enfin : on peut parfois aussi en apprendre des autres secteurs. Il y a plusieurs années, ce sont surtout nos voisins néerlandais qui ont plaidé en faveur d’une forte concurrence lors de l’achat du train Fyra, en espérant ainsi comprimer les coûts. Entretemps, chacun sait ce qu’il en est advenu : le Fyra ne roule plus.
Le modèle kiwi ne réfère pas à un modèle précis. En général, il renvoie à des mécanismes par lesquels la fixation du prix et/ou l’achat de médicaments sont gérés de manière centralisée, via des appels d’offre ou des procédures similaires. Les modalités d’application peuvent varier fortement, entre autres pour ce qui concerne l’entité qui organise l’adjudication, le type de médicaments qui sont concernés, la sélection du/des gagnant(s), la durée, etc. Le Dr. Van Duppen plaide pour qu’en Belgique des appels d’offre soient organisés pour l’ensemble du pays par l’INAMI.
Joris Van Assche
Administrateur délégué FeBelGen
jva@febelgen.be